CHAPITRE 1

 

Au Fort de Ruatha, passage actuel,

12eRévolution

 

— S’il n’est pas propre, je me demande ce que ce mot veut dire, dit Jaxom, essuyant une dernière fois la crête de Ruth de son linge huilé.

Il s’épongea le front avec la manche de sa tunique.

— Qu’en pensez-vous, N’ton ? ajouta-t-il, soudain conscient d’avoir oublié les égards dus au Chef du Weyr de Fort.

N’ton sourit et désigna la rive herbeuse du lac. Ils s’éloignèrent en pataugeant dans la boue produite par le rinçage du petit dragon, puis se retournèrent pour admirer Ruth dont la peau humide luisait doucement aux rayons du soleil matinal.

— Je ne l’ai jamais vu plus propre, déclara N’ton après un examen attentif. Mais s’il ne sort pas bientôt de cette flaque de boue, il ne va pas le rester longtemps.

Jaxom s’empressa de transmettre le message à Ruth, en ajoutant :

— Et relève la queue jusqu’à ce que tu arrives sur l’herbe.

Du coin de l’œil, Jaxom remarqua que Dorse et ses amis s’éclipsaient discrètement, de peur que N’ton n’ait une autre corvée à leur proposer. Pendant le bain de Ruth, Jaxom était parvenu à réprimer sa satisfaction. Dorse et les autres n’avaient pas osé désobéir à N’ton. Ils avaient sué sang et eau en lavant le « nabot » ou le « lézard géant » sans pouvoir asticoter Jaxom, et le moral de celui-ci avait considérablement remonté. Sans doute pas pour longtemps. Mais si les Chefs du Weyr de Benden décidaient que Ruth était assez fort pour voler en le portant sur son dos, Jaxom échapperait aux sarcasmes dont l’accablaient son frère de lait et ses amis.

— Vous savez, commença N’ton, fronçant légèrement les sourcils en croisant les bras sur sa tunique éclaboussée, Ruth n’est pas vraiment blanc.

Incrédule, Jaxom considéra son dragon.

— Pas blanc ?

— Non, regardez ces ombres brunes, bronze et or sur sa peau, et ces reflets bleus et verts sur son flanc.

— Vous avez raison !

Jaxom battit des paupières, stupéfait de cette découverte.

— Je suppose que ces couleurs ressortent aujourd’hui parce qu’il est très propre et que le soleil est brillant !

Quel plaisir de parler de son sujet favori devant un auditoire compréhensif !

— Sa peau a… plutôt… toutes les couleurs des dragons que pas de couleur du tout, reprit N’ton.

Il passa la main sur l’épaule musculeuse de Ruth, puis, penchant la tête, considéra sa croupe puissante.

— Et magnifiquement proportionné, en plus. Il est peut-être petit, Jaxom, mais il est très beau !

Jaxom soupira, redressant inconsciemment les épaules et bombant le torse de fierté.

— Pour la viande, ni trop ni trop peu, hein, Jaxom ? N’ton lui donna un coup de coude avec un sourire malicieux, en souvenir des nombreuses indigestions de Ruth. Jaxom s’était imaginé que s’il gavait le petit dragon, celui-ci grandirait jusqu’à la taille de ses frères d’Éclosion. Les résultats n’avaient pas répondu à son attente.

— Croyez-vous qu’il soit assez fort pour me porter en vol ?

N’ton considéra pensivement Jaxom.

— Voyons, au printemps dernier, il s’était écoulé une Révolution depuis l’Empreinte, et nous entrons dans la saison froide. La plupart des dragons terminent leur croissance à la fin de leur première Révolution. Je ne crois pas que Ruth ait grandi d’une demi-main au cours des six derniers mois ; nous devons en conclure qu’il a atteint sa taille définitive. Comme Jaxom soupirait tristement, il ajouta :

— Allons, il dépasse d’une demi-tête les plus grosses bêtes de selle, non ? Elles portent sans fatigue leurs cavaliers pendant des heures, exact ? Et vous n’êtes pas un poids lourd comme votre ami Dorse.

— Voler, c’est un effort différent, non ?

— C’est vrai, mais les ailes de Ruth ont assez d’envergure pour supporter son poids en vol…

— Alors, c’est bien un vrai dragon ?

N’ton posa les deux mains sur les épaules du jeune garçon et le regarda dans les yeux.

— Oui, Jaxom, Ruth est un vrai dragon, bien qu’il soit deux fois moins grand que ses frères ! Et il le prouvera aujourd’hui, en faisant son premier vol avec vous ! Rentrons au Fort. Il faut mettre vos plus beaux atours pour être digne de sa beauté.

— Viens, Ruth !

J’aimerais mieux rester ici au soleil, répliqua Ruth, venant se placer à la gauche de Jaxom et prenant le chemin du retour, d’une démarche gracieuse.

— Il y a aussi du soleil dans notre cour, Ruth, l’assura Jaxom, posant la main sur sa crête, et remarquant l’éclat bleuté des yeux à facettes qui traduisait toujours chez lui une jubilation intérieure.

Jaxom marchait en silence, levant les yeux sur l’imposante falaise du Fort de Ruatha, deuxième de Pern par l’ancienneté. Il serait à lui à sa majorité, ou quand son tuteur, le Seigneur Lytol, ancien Maître Tisserand, ancien chevalier-dragon, le jugerait mûr – et, si les autres Seigneurs renonçaient à leurs objections contre l’Empreinte conférée par inadvertance au dragon nain. Jaxom soupira, résigné à l’idée qu’on ne lui permettrait jamais d’oublier cet épisode.

L’Empreinte de Ruth était un problème pour les Chefs du Weyr de Benden, F’lar et Lessa, pour les Seigneurs et pour Jaxom lui-même, car il ne pouvait pas à la fois être un vrai chevalier-dragon et vivre dans un Weyr. Il devait rester Seigneur du Fort de Ruatha ou tous les cadets des plus grands Seigneurs lutteraient à mort pour prendre sa place.

Mais le pire de tout, c’était le problème qu’il avait causé à l’homme dont il désirait le plus l’approbation en toutes choses, le Seigneur Lytol, son tuteur. Si Jaxom avait réfléchi une seconde avant de s’élancer sur le sable brûlant de l’Aire d’Éclosion de Benden pour aider le petit dragon blanc à fracasser sa dure coquille, il aurait réalisé quelle souffrance causerait sa présence au Seigneur Lytol en lui rappelant sans cesse ce qu’il avait perdu à la mort de son brun Larth. La mort de Larth était survenue plusieurs Révolutions avant la naissance de Jaxom, mais la tragédie était toujours aussi présente et douloureuse pour Lytol ; c’était l’avis général. Et Jaxom se demandait pourquoi Lytol n’avait pas protesté quand les Chefs du Weyr et les Seigneurs avaient accepté qu’il élève le petit dragon à Ruatha ?

Levant les yeux vers les crêtes de feu, Jaxom remarqua que Lioth, le bronze de N’ton, était nez à nez avec Wilth, le vieux dragon de guet. Il se demanda de quoi ils parlaient. De son Ruth ? De l’épreuve du jour ? Des lézards de feu, leurs minuscules cousins, décrivaient des spirales paresseuses au-dessus d’eux. On faisait sortir les wherries et les bêtes de selle des étables pour les mener dans les pâtures, au nord du Fort. Une fumée s’élevait des petites constructions longeant la rampe menant à la Grande Cour, et bordant la route principale à l’est. À gauche de la rampe, on construisait d’autres maisonnettes, car on trouvait dangereuses les profondeurs du Fort de Ruatha.

— Combien de jeunes Seigneurs Lytol a-t-il en tutelle au Fort de Ruatha ? demanda soudain N’ton.

— Des jeunes Seigneurs ? Aucun. Jaxom fronça les sourcils.

— Pourquoi ? Il faut que vous fréquentiez d’autres jeunes de votre rang.

— Oh, j’accompagne souvent le Seigneur Lytol dans les autres Forts.

— Je ne pensais pas aux mondanités, mais à la nécessité d’avoir ici des compagnons de votre âge.

— J’ai mon frère de lait, Dorse, et ses amis des maisonnettes.

— Oui, c’est vrai.

Quelque chose dans le ton du Chef du Weyr fit lever les yeux à Jaxom, mais le visage de N’ton resta impénétrable.

— Vous voyez souvent Felessan ces temps-ci ? Je me rappelle que vous faisiez beaucoup de sottises ensemble au Weyr de Benden.

Jaxom rougit jusqu’à la racine des cheveux. N’ton savait-il que Felessan et lui s’étaient faufilés dans un trou jusqu’à l’Aire d’Éclosion, pour jeter un coup d’œil sur les œufs de Ramoth ? Felessan ne lui en aurait pas parlé ! Ni à lui ni à personne ! Mais Jaxom s’était souvent demandé si le contact avec le petit œuf lui avait prédestiné son occupant !

— Je ne vois pas souvent Felessan ces temps-ci. Je n’ai pas le temps, avec Ruth, et tout le reste.

— Naturellement, dit N’ton.

Il semblait avoir autre chose à dire, mais il se ravisa et se tut.

Marchant en silence, Jaxom se demanda s’il avait dit une sottise. Mais il n’eut pas le temps de s’appesantir sur la question, car Tris, le lézard brun de N’ton, arriva en vol plané et se posa sur l’épaule matelassée du Chef du Weyr, pépiant avec excitation.

— Que se passe-t-il ? demanda Jaxom.

— Il est trop agité pour s’expliquer clairement, répliqua N’ton avec un éclat de rire, caressant le cou de la petite créature en émettant des paroles apaisantes, tant et si bien que Tris, après un dernier pépiement adressé à Ruth, finit par replier ses ailes.

Il m’aime, remarqua Ruth.

— Tous les lézards de feu t’aiment, répliqua Jaxom.

— Oui, je l’ai remarqué aussi, et pas seulement aujourd’hui quand ils nous aidaient à le laver, dit N’ton.

— Pourquoi ?

Jaxom avait toujours eu envie de poser cette question à N’ton, mais il répugnait à lui faire perdre son temps. Aujourd’hui pourtant, le problème ne lui paraissait plus si insignifiant.

N’ton tourna la tête vers son lézard de feu, et, au bout d’une seconde, Tris émit un bref pépiement, puis se mit en devoir de nettoyer sa patte antérieure. N’ton gloussa.

— Il aime Ruth. Il n’en dit pas plus. Je suppose que c’est parce que Ruth est plus proche d’eux par la taille. Ils peuvent le voir en entier sans avoir à reculer de plusieurs longueurs de dragon.

— Sans doute, dit Jaxom, peu convaincu. En tout cas, les lézards de feu viennent de toutes les directions pour le voir. Ils lui racontent les histoires les plus scandaleuses, mais il aime bien, surtout quand je ne suis pas là.

Ils étaient arrivés à la route et montaient la rampe menant à la Grande Cour.

— Habillez-vous vite, Jaxom, Lessa et F’lar ne devraient pas tarder, dit N’ton, franchissant les hautes grilles et s’avançant vers la massive porte métallique du Fort.

Jaxom se dirigea avec Ruth vers la cuisine et les anciennes écuries. N’ton ne lui aurait sûrement pas fait miroiter l’espoir de voler avec Ruth s’il n’avait pas été pratiquement sûr de l’accord des Chefs du Weyr.

Voler avec Ruth, ce serait merveilleux ! Ce serait la preuve que Ruth était un vrai dragon, et non un lézard monté en graine comme disait Dorse. Aussi loin que remontait son souvenir, Dorse l’avait toujours persécuté. Au début, Jaxom se terrait dans les recoins les plus noirs des nombreux niveaux de Ruatha. Dorse, qui n’aimait pas les corridors sombres et sans air, l’y laissait tranquille. Mais depuis l’arrivée de Ruth, impossible de disparaître ainsi pour échapper à ses provocations. Jaxom regrettait souvent de lui être tellement redevable. Mais Dorse était son frère de lait et il lui devait la vie. Car si Deelan ne l’avait pas mis au monde deux jours avant la naissance prématurée de Jaxom, il serait mort en quelques heures. Lytol et le Harpiste du Fort lui avaient enseigné qu’il devait tout partager avec son frère de lait. Partage qui profitait surtout à Dorse, plus grand d’une bonne main et plus râblé, qui ne semblait pas avoir souffert de partager le lait de sa mère. Et il veillait à s’attribuer la meilleure part de tout ce que possédait Jaxom.

Jaxom salua joyeusement les cuisiniers, affairés à préparer un festin qui, espérait-il, saluerait son premier vol avec Ruth. Accompagné de son dragon blanc, il franchit les grilles des anciennes écuries restaurées à leur usage. Tout petit à son arrivée, une Révolution et demie plus tôt, il deviendrait bientôt trop grand pour l’appartement traditionnel du Seigneur, à l’intérieur du Fort proprement dit.

Lytol avait donc décidé de faire remettre à neuf les anciennes écuries aux plafonds voûtés, où l’on avait installé une chambre et un cabinet de travail pour Jaxom, et un Weyr spacieux pour le petit dragon. Le Maître Forgeron Fandarel avait conçu spécialement un nouveau portail, suffisant pour livrer passage à un jeune garçon et à un dragon nain.

Je vais rester ici au soleil, dit Ruth, passant la tête dans son Weyr. On n’a pas balayé mon lit.

— Tout le monde est tellement occupé à nettoyer avant l’arrivée de Lessa, dit Jaxom, pouffant au souvenir de la terreur qui s’était peinte sur le visage de Deelan quand Lytol lui avait annoncé la visite de la Dame du Weyr.

Pour sa mère de lait, Lessa était la seule descendante de la Maison de Ruatha à avoir survécu après que Fax se fut emparé du Fort par traîtrise, plus de vingt ans auparavant.

Jaxom ôta sa tunique humide en entrant dans sa chambre. L’eau du broc, près du lavabo, était tiède, et il fit la grimace. Il n’avait pas le temps de se rendre aux bains chauds du Fort avant l’arrivée des Chefs du Weyr.

Il se contenta donc d’une toilette sommaire au sable et à l’eau tiède.

Ils arrivent, lui transmit mentalement Ruth, juste avant que Wilth et Lioth claironnent officiellement la nouvelle.

Jaxom se précipita à la fenêtre, aperçut brièvement les ailes immenses des dragons qui se posaient dans la grande cour. Il n’attendit pas de voir les dragons de Benden reprendre leur vol vers les crêtes de feu, accompagnés d’une cohorte de lézards excités. Se séchant à la hâte, il se débarrassa de sa culotte trempée. Il ne lui fallut pas longtemps pour enfiler le nouveau costume et les bottes fourrées de peau de wherry duveteuse, afin de lui tenir chaud pendant le vol. Quant au harnais de vol, il s’était exercé à l’attacher en un clin d’œil sur le petit dragon impatient.

Ils sortirent, et toutes ses appréhensions revinrent l’assaillir. Et si N’ton s’était trompé ? Et si Lessa et F’lar décidaient d’attendre quelques mois de plus pour voir si Ruth grandirait encore ? Et si le petit dragon n’avait pas la force de l’emporter sur son dos ? Et s’il lui faisait mal ?

Ruth lui roucoula ses encouragements. Vous ne pouvez pas me faire mal. Vous êtes mon ami. Et il accompagna cette remarque d’un petit coup de tête affectueux, lui soufflant au visage sa douce haleine tiède.

Jaxom prit une profonde inspiration, dans l’espoir de calmer ses nerfs. Puis il remarqua l’attroupement sur les marches du Fort. Pourquoi fallait-il qu’il y eût tant de monde aujourd’hui ?

Ils ne sont pas si nombreux, lui dit Ruth d’un ton surpris, levant la tête pour regarder les assistants. Et il y a aussi beaucoup de lézards de feu, venus pour me regarder. Je connais tout le monde aujourd’hui. Vous aussi.

C’était vrai, réalisa Jaxom. Voyant son dragon si calme, il reprit courage, se redressa et s’avança.

F’lar et Lessa, en leur qualité de Chefs de Weyr, étaient les hôtes de marque. F’nor, maître du brun Canth et compagnon de la triste Brekke, était là lui aussi, mais c’était un grand ami de Jaxom. N’ton était présent, naturellement, puisqu’il était Chef du Weyr de Fort, suzerain du Fort de Ruatha. Robinton, Maître Harpiste de Pern, était venu, et Jaxom fut content de reconnaître à son côté Menolly, la jeune Harpiste qui avait souvent pris sa défense. Il admit à regret que le Seigneur Sangel de Boll Sud et le Seigneur Groghe de Fort avaient le droit d’être là pour représenter les Seigneurs.

Au premier abord, il ne vit pas le Seigneur Lytol. Puis Finder se pencha pour dire quelque chose à Menolly, et Jaxom aperçut son tuteur. Même si Lytol ne devait plus jamais regarder Ruth, Jaxom espérait bien qu’il allait l’inspecter dans les règles aujourd’hui.

Ils avaient traversé la cour et se tenaient maintenant au pied des marches ; Jaxom, effleurant de la main le cou puissant et gracieusement incurvé de Ruth, regardait ses juges bien en face.

Saluant Ruth de la main, Lessa sourit à Jaxom en descendant à sa rencontre.

— Ruth a beaucoup grandi depuis le printemps, dit-elle, rassurante et approbatrice. Mais vous, Jaxom, vous devriez manger davantage. Deelan ne donne donc rien à manger à cet enfant ? Il n’a que la peau sur les os.

Jaxom, stupéfait, réalisa que Lessa devait maintenant lever la tête pour le regarder. Il pensait toujours à elle comme à une grande femme. C’était gênant de la regarder de haut.

— Je crois que vous dépassez Felessan, et pourtant il grandit à vue d’œil, ajouta-t-elle.

Jaxom se mit à bredouiller des excuses.

— Eh bien, Jaxom, redressez-vous, dit F’lar, rejoignant sa compagne.

Il concentrait son attention sur Ruth, et le dragon blanc leva la tête au niveau de l’imposant Chef du Weyr.

— Ruth, tu as poussé beaucoup plus que je ne l’aurais cru à l’Éclosion ! Et le Seigneur Jaxom, ton ami, en a fait autant, dit-il en soulignant le titre. Mais je crois que vous n’atteindrez jamais la stature de notre bon Maître Forgeron et votre poids n’accablera pas Ruth. F’lar promena son regard sur l’assistance.

— Ruth a une bonne tête de plus au garrot que les bêtes de selle, ajouta-t-il. Et il est également plus puissant.

— Quelle est son envergure actuelle ? demanda Lessa, fronçant les sourcils d’un air pensif. Jaxom, s’il vous plaît, demandez-lui de déployer ses ailes.

Lessa, qui avait le don de communiquer avec tous les dragons, aurait pu le demander directement à Ruth. Tout ragaillardi par cette marque de courtoisie, Jaxom transmit la requête. Les yeux scintillants d’excitation, le dragon blanc se dressa sur ses pattes et étendit ses ailes, et, au mouvement des muscles jouant sous la peau, sa robe chatoya de toutes les couleurs des dragons.

— Il est parfaitement proportionné, dit F’lar, passant sous l’aile pour en inspecter la large membrane transparente. Oh, merci, Ruth, ajouta-t-il comme le dragon blanc inclinait obligeamment son aile. J’en conclus qu’il est aussi impatient que vous de voler !

— Oui, parce que c’est un vrai dragon. Et tous les dragons volent !

Au regard que F’lar lui lança, Jaxom retint son souffle, se demandant s’il n’avait pas été trop audacieux. Lessa se mit à rire, et il se tourna vers elle. Mais elle ne riait ni de lui ni de Ruth. Elle regardait son compagnon. F’lar lui sourit en haussant un sourcil. Jaxom eut l’impression qu’ils n’existaient plus, ni lui ni Ruth.

— Oui, tous les dragons volent, n’est-ce pas, Lessa ? dit doucement le Chef du Weyr.

Puis F’lar leva la tête vers les crêtes de feu, d’où Ramoth la dorée, le bronze Mnementh, et Canth et Wilth, les deux bruns, observaient la scène avec intérêt.

— Que dit Ramoth, Lessa ? Lessa fit la grimace.

— Elle a toujours dit que Ruth évoluerait très bien, vous le savez.

F’lar consulta du regard N’ton qui sourit, puis F’nor, qui approuva d’un haussement d’épaules.

— C’est l’unanimité, Jaxom. Mnementh ne comprend pas pourquoi nous faisons tant d’histoires. Allez-y donc, mon garçon.

F’lar s’avança pour aider Jaxom à monter sur le cou du dragon blanc.

Jaxom était partagé entre le plaisir d’être assisté du Chef de tous les Weyrs de Pern, et l’indignation d’être jugé incapable de monter sans aide.

Ruth intervint, repliant ses ailes et fléchissant le genou gauche. Jaxom sauta légèrement dessus, balança la jambe et s’installa entre les deux dernières crêtes du cou. Chez un dragon normal, ces protubérances suffisaient à caler un homme pour un vol ordinaire, mais Lytol avait insisté pour qu’il porte un harnais de vol, par précaution. Tout en attachant les courroies aux anneaux de sa ceinture, Jaxom regarda subrepticement la foule. Mais personne ne manifesta ni surprise ni dédain devant cette mesure de prudence. Quand il fut prêt, il fut repris d’un doute affreux et son estomac se noua. Et si Ruth ne pouvait pas…

Il surprit le sourire confiant de N’ton, et vit Maître Robinton et Menolly le saluer de la main. Puis F’lar leva le poing au-dessus de sa tête pour donner le signal traditionnel de l’envol.

Jaxom prit une profonde inspiration.

— Allons-y, Ruth !

Il sentit le gonflement des muscles quand Ruth fléchit les pattes, la tension du dos, le jeu des ligaments sous ses mollets quand les ailes se déployèrent pour le premier décollage. Ruth fléchit encore un peu sur ses pattes, puis, d’une puissante poussée, s’envola. La tête de Jaxom fut violemment rejetée en arrière. Instinctivement, il se cramponna au harnais, et continua à s’y tenir fermement tandis que le petit dragon blanc, à puissants coups d’ailes, s’élevait progressivement, dominant d’abord les visages stupéfaits des assistants, dépassant le niveau des premières fenêtres, montant si rapidement vers les crêtes de feu que toutes les rangées de fenêtres lui apparurent comme des taches floues. Puis les grands dragons déployèrent leurs ailes et claironnèrent leurs encouragements. Des lézards de feu voletaient autour d’eux, ajoutant au tintamarre leurs pépiements cristallins. Jaxom espérait qu’ils n’allaient pas effrayer Ruth ou gêner son vol.

Ça leur fait plaisir de nous voir voler ensemble. Ramoth et Mnementh sont très contents de vous voir enfin sur mon dos. Je suis très heureux. Et vous, vous êtes plus heureux maintenant ?

À cette question presque plaintive, Jaxom sentit sa gorge se serrer. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais le vent de la course emporta ses paroles.

— Bien sûr que je suis heureux. Je suis toujours heureux avec toi, dit-il joyeusement. Je vole avec toi, comme je le désirais depuis si longtemps. Et tout le monde verra que tu es un vrai dragon !

Tu hurles !

— Je suis heureux. Pourquoi ne pas hurler ?

Je suis le seul à pouvoir vous entendre, et je vous entends très bien sans ça.

— C’est normal. C’est avec toi que je suis le plus heureux.

Ruth amorça un virage, et Jaxom s’inclina vers l’extérieur, en retenant son souffle. Il avait souvent volé à dos de dragon, mais en tant que passager, généralement coincé entre deux adultes. L’intimité de ce vol lui procurait des sensations différentes, délicieusement effrayantes, et merveilleuses.

Ramoth dit que vous devez resserrer davantage les jambes comme sur une bête de selle.

— Je ne voulais pas gêner ta respiration.

Jaxom serra les genoux dans la tiédeur du cou soyeux, enhardi par l’impression de sécurité qu’il en retirait.

C’est mieux. Vous ne pouvez pas me faire mal au cou. Vous ne pouvez pas me faire mal du tout. Vous êtes mon maître. Ramoth dit que nous devons atterrir.

Le ton sonnait un peu contestataire.

— Atterrir ? Mais nous venons de décoller !

Ramoth dit que je ne dois pas me fatiguer. Mais ça ne me fatigue pas de vous porter. Elle dit que nous pourrons voler un peu plus loin tous les jours. Ça me plaît.

Ruth corrigea son approche pour arriver dans la cour par le sud-est. Sur la route, des gens s’arrêtèrent pour leur faire signe. Jaxom crut entendre des acclamations, mais dans le vent de la course, il n’en était pas sûr. Au Fort, il y avait du monde à toutes les fenêtres des premier et second niveaux.

— Maintenant, Ruth, il faudra bien reconnaître que tu es un vrai dragon volant !

Jaxom regrettait seulement la brièveté de ce vol. Un peu plus long tous les jours, hein ? Quoi qu’il arrive, chute, incendie ou brouillard, rien ne l’empêcherait plus de voler tous les jours de sa vie, un peu plus longtemps et un peu plus loin chaque fois.

Brusquement, il fut projeté en avant et sa poitrine heurta une crête du cou de Ruth quand le dragon replia les ailes pour se poser exactement à l’endroit qu’il venait de quitter.

Désolé, dit Ruth d’un ton contrit. Je vois que j’ai encore bien des choses à apprendre.

Savourant son triomphe, Jaxom resta quelques instants à se frictionner la poitrine en rassurant Ruth. Puis il vit approcher F’lar, F’nor et N’ton, l’air approbateur. Mais pourquoi le Harpiste semblait-il si songeur ? Et pourquoi le Seigneur Sangel fronçait-il les sourcils ?

Les chevaliers-dragons disent que nous pouvons voler. Et ce sont eux qui comptent, lui dit Ruth.

Jaxom ne discerna aucune expression sur le visage du Seigneur Lytol, ce qui rabattit sérieusement sa joie et sa fierté. Ce jour-là au moins, il avait espéré que son tuteur lui donnerait une marque d’approbation ou d’affection, si petite soit-elle.

Il pense à Larth sans arrêt, dit Ruth de sa voix la plus douce.

— Vous voyez, Jaxom ? Je vous l’avais bien dit, s’écria N’ton, se rangeant près de Ruth en compagnie des deux autres chevaliers-dragons. C’est simple comme bonjour.

— Très bien pour un premier vol, Jaxom, dit F’lar, inspectant Ruth du regard, à la recherche du moindre signe de fatigue. Et il n’a pas du tout souffert.

— Ruth est capable de virer sur place, ajouta F’nor. Servez-vous du harnais jusqu’à ce que vous soyez habitués l’un à l’autre.

Et il prit Jaxom par l’avant-bras.

C’était le geste du salut entre égaux, et Jaxom en ressentit une joie immense.

F’nor lui adressa encore un clin d’œil. N’ton grimaça, tandis que F’lar levait les yeux au ciel, pour indiquer qu’il fallait prendre son mal en patience. Cette connivence signifiait que lui, Jaxom de Ruatha, venait d’être admis dans la fraternité des trois hommes les plus puissants de Pern.

— Maintenant, vous êtes un chevalier-dragon, mon garçon, lui dit N’ton.

— Oui, dit lentement F’lar en fronçant les sourcils. Oui, mais il ne faut pas vous lancer dès demain à la conquête de la planète, et il ne faut pas aller dans l’Interstice. Pas encore. Vous comprenez cela ? Parfait. Il faudra exercer Ruth à voler tous les jours. Avez-vous une liste de ces exercices, N’ton ?

F’lar passa la liste de N’ton à Jaxom.

— Il faut lui fortifier les muscles des ailes lentement et progressivement, sinon vous risqueriez la déchirure musculaire. Et en cas de besoin, Ruth n’aurait plus ni la vitesse ni l’agilité nécessaires. Vous connaissez la tragédie survenue aux Hautes Terres ? dit F’lar, le visage très grave.

— Oui, Finder me l’a racontée.

Il n’ajouta pas que Dorse et ses amis, depuis l’accident, lui rappelaient sans cesse la mort du jeune aspirant-chevalier, tombé dans la montagne pour avoir trop surmené son jeune dragon.

— Vous êtes investi d’une double responsabilité, Jaxom. Envers Ruth et envers votre Fort.

— Oui, je sais.

N’ton lui donna en riant une tape amicale sur le genou.

— Je n’en doute pas une seconde, jeune Seigneur Jaxom !

F’lar se tourna vers le Chef du Weyr de Fort, étonné du ton de la réplique. Jaxom retint son souffle. Les Chefs de Weyr parlaient-ils étourdiment ? Le Seigneur Lytol lui répétait sans arrêt de réfléchir avant d’ouvrir la bouche.

— Je superviserai personnellement son entraînement, F’lar. Inutile de s’inquiéter de son sens des responsabilités ; il l’a sucé au biberon. Je lui enseignerai à voler dans l’Interstice le moment venu. Mais sur cette phase de l’entraînement, termina-t-il, montrant du geste les deux Seigneurs qui discutaient avec Lessa, moins on en saura, mieux ça vaudra.

N’ton et F’lar se regardèrent, et Jaxom perçut une légère tension dans l’air. Soudain, Mnementh et Ramoth se mirent à claironner sur les hauteurs.

— Ils sont d’accord sur ce point, dit N’ton à voix basse.

F’lar secoua légèrement la tête et repoussa une boucle qui lui tombait sur les yeux.

— À l’évidence, Jaxom mérite de devenir chevalier-dragon, dit F’nor d’un ton persuasif. Tout se ramène à une question de responsabilité envers le Weyr. Mais ce n’est pas aux Seigneurs d’en décider. De plus, Ruth est un dragon de Benden.

— La responsabilité est le facteur primordial, dit F’lar, fronçant les sourcils en considérant les deux chevaliers.

Il regarda Jaxom, qui ne savait pas trop de quoi ils parlaient, sauf qu’il était question de Ruth et de lui.

— Très bien donc. On l’entraînera à voler dans l’Interstice. Sinon, je suppose que vous essaieriez tout seul, jeune Jaxom, étant de la Lignée de Ruatha ?

— Pardon ?

Jaxom avait du mal à en croire ses oreilles.

— Non, F’lar, Jaxom n’essaierait jamais cela tout seul, répliqua N’ton d’un ton bizarre. Voilà le hic. Je crois que Lytol a trop bien fait son travail.

— Expliquez-vous, dit sèchement F’lar. F’nor leva la main pour les avertir.

— Voilà Lytol lui-même, dit-il vivement.

— Seigneur Jaxom, voulez-vous ramener votre ami dans son Weyr et nous rejoindre dans le Hall ?

Le Seigneur Régent s’inclina poliment devant chacun. Sa joue fut agitée d’un tic, et, tournant vivement les talons, il repartit vers le perron.

Il aurait pu lui dire quelque chose… s’il avait voulu, pensa Jaxom, fixant tristement le large dos de son tuteur.

N’ton lui donna une autre tape sur le genou, et, quand Jaxom le regarda, le Chef du Weyr lui fit un clin d’œil.

— Vous êtes un garçon épatant, Jaxom, et un bon chevalier.

Sur quoi, il emboîta le pas aux autres chevaliers-dragons.

— Serviriez-vous par hasard du vin de Benden en cette heureuse circonstance, Lytol ? claironna le Maître Harpiste à travers la cour.

— Quoi d’autre oserait-on vous servir, Robinton ? demanda Lessa en riant.

Jaxom les regarda monter les marches et franchir les portes du Hall. Dans un concert de pépiements, les lézards de feu interrompirent leurs figures aériennes et plongèrent vers l’entrée du Fort, manquant de peu la haute silhouette du Harpiste.

L’événement remonta le moral de Jaxom et il raccompagna Ruth jusqu’à leurs appartements. Levant les yeux vers les fenêtres, il vit des visages se retirer précipitamment. Il espérait sincèrement que Dorse et tous ses copains eussent remarqué le salut de F’nor et la façon dont lui avaient parlé les trois chevaliers-dragons les plus puissants de Pern. Dorse devrait se montrer plus prudent, maintenant que Jaxom allait être autorisé à voler dans l’Interstice avec Ruth. Voilà une chose que Dorse n’avait sans doute jamais envisagée. Jaxom non plus, d’ailleurs. Et c’était fantastique que N’ton l’eût proposé lui-même ! Quand Dorse apprendrait la nouvelle, il n’aurait qu’à se taire et avaler la couleuvre !

Ruth répondit à ses pensées par un roucoulement satisfait. Ils entrèrent dans la cour des anciennes écuries et Ruth abaissa l’épaule gauche pour permettre à Jaxom de démonter.

— Maintenant, Ruth nous savons voler et nous pouvons quitter cet endroit quand nous voulons. Bientôt, nous saurons voler dans l’Interstice, et nous pourrons aller partout sur Pern. Tu as volé magnifiquement, et je m’excuse d’être un si piètre cavalier, ballottant comme ça sur ton dos. Mais j’apprendrai, tu verras !

Ruth suivit Jaxom dans le Weyr, ses yeux à facettes colorés du bleu vif de l’affection. Jaxom continua à lui répéter qu’il était merveilleux, qu’il pouvait virer sur lui-même, tout en brossant sommairement la bourre et les poils accumulés dans le lit de Ruth pendant la nuit. Ruth s’y installa, puis leva la tête vers Jaxom, quêtant silencieusement une caresse. Jaxom s’exécuta, répugnant à participer à des festivités dont le principal intéressé devait être absent.

Averti par les pépiements des lézards de feu, Robinton s’aplatit contre le battant droit du grand portail de bronze, puis abrita son visage derrière ses mains. Il s’était trop souvent trouvé au milieu de bandes de lézards de feu surexcités pour négliger ces précautions. Toutefois, grâce à l’enseignement de Menolly, les lézards de feu de l’Atelier des Harpistes étaient généralement bien élevés. Il sourit à l’exclamation de surprise et de consternation de Lessa. Le vent du vol s’étant calmé, il resta pourtant à la même place, et, comme de juste, la bande repassa dans l’autre sens. Il entendit le Seigneur Groghe appeler Merga, sa petite reine. Puis son Zair le retrouva, protestant comme si Robinton avait délibérément cherché à se cacher, et le petit bronze se posa sur son épaule gauche matelassée.

— Là, là, mon petit ! dit Robinton, le caressant doucement pour calmer son agitation, et recevant en retour une caresse de la tête. Tu sais bien que je ne t’abandonnerais pas comme ça. Tu as volé avec Jaxom ?

Zair interrompit ses remontrances et lança un pépiement joyeux. Puis il redressa le cou pour considérer la cour. Curieux, Robinton se pencha pour voir ce qui intéressait Zair, et vit Ruth se diriger vers les anciennes écuries. Robinton soupira. Il regrettait presque qu’on eût autorisé Jaxom et Ruth à voler. Comme il le prévoyait, le Seigneur Sangel était toujours violemment opposé à ce que le jeune homme jouît des prérogatives d’un chevalier-dragon. Et Sangel n’était pas le seul ancien à lui contester ce privilège. Robinton pensait avoir réussi à influencer partiellement Groghe en faveur du jeune homme, mais, à l’évidence, Groghe était plus intelligent que Sangel. De plus, il avait un lézard de feu, et cela l’inclinait à l’indulgence envers Ruth et Jaxom. Sangel n’en avait pas voulu, à moins qu’il n’ait pas réussi à leur conférer l’Empreinte. Robinton poserait la question à Menolly. Sa Reine, Beauté, pondrait bientôt. Très utile d’avoir une compagne propriétaire d’une Reine. Cela lui permettait de distribuer des œufs aux plus dignes.

Il considéra encore un moment cette scène touchante. Jaxom et Ruth avançaient entourés d’une aura de vulnérabilité et d’innocence, de dépendance et de protection réciproques.

Jaxom était venu au monde en des circonstances désastreuses, arraché au ventre de sa mère morte, avec un père mortellement blessé en duel une demi-heure plus tard. Au souvenir de ce que N’ton et Finder lui avaient révélé juste avant le vol de Jaxom, Robinton se reprocha de ne pas s’être intéressé de plus près au jeune homme. Lytol n’était pas inflexible au point de refuser un conseil discret, surtout dans l’intérêt de Jaxom. Mais Robinton avait tant de choses à faire, même avec l’aide de Menolly et de Sebell. Zair pépia et se frotta la tête contre le menton du Harpiste.

Robinton gloussa et caressa Zair. Ils n’étaient pas plus longs que le bras, ces lézards de feu. Ils étaient moins intelligents que les dragons, mais totalement satisfaisants comme compagnons – et, à l’occasion, très utiles.

Bon, il valait mieux rejoindre les autres maintenant, et voir comment il pouvait insinuer sa suggestion à Lytol. Le jeune Jaxom s’intégrerait parfaitement dans son plan.

— Robinton ! cria F’lar du seuil de la salle de réception du Fort. Dépêchez-vous. Votre réputation est en jeu.

Quelques pas de ses longues jambes, et le Harpiste entra dans la salle juste à la fin de sa phrase. Aux sourires des assistants, debout devant des carafes de vin décanté, il n’eut aucun mal à deviner l’épreuve qui l’attendait.

— Ah ! Vous pensez pouvoir me prendre en défaut ! s’écria-t-il ironiquement. Mais je soutiendrai ma réputation ! Sous réserve que vous ayez bien marqué les flacons, Lytol !

Lessa prit en riant une carafe qu’elle montra à l’assemblée. Puis elle remplit un verre et te tendit à Robinton. Tous les yeux fixés sur lui, Robinton s’approcha lentement de la table, affectant une démarche légèrement chancelante. Son regard rencontra celui de Menolly, et elle lui adressa un clin d’œil imperceptible, parfaitement à son aise maintenant en si prestigieuse compagnie. Comme le petit dragon blanc, elle était prête à voler de ses propres ailes. Elle avait fait du chemin depuis qu’elle était venue, jeune fille effacée et timide, d’un Fort Marin écarté. Il était temps qu’elle quitte l’Atelier des Harpistes et agisse en toute indépendance.

Robinton fit le numéro de taste-vin qu’on attendait de lui. Il leva son verre dans le soleil pour en examiner la couleur, en huma profondément le bouquet, puis en prit une petite gorgée qu’il fit longuement tourner dans sa bouche.

— Humm, oui, très bien. Ce cru est très facile à reconnaître, dit-il, légèrement hautain.

— Alors ? demanda le Seigneur Groghe, ses gros doigts frémissant sur la large ceinture où il avait accroché ses pouces, et se balançant d’avant en arrière avec impatience.

— Il faut toujours prendre son temps pour apprécier un vin !

— Ou vous savez, ou vous ne savez pas, dit Sangel, reniflant avec dédain.

— Naturellement que je sais. Il s’agit d’un cru de Benden de onze Révolutions d’âge, n’est-ce pas, Lytol ?

Robinton, conscient du silence qui s’était fait dans la pièce, s’étonna de l’expression de Lytol. Impossible qu’il fût encore bouleversé du vol de Jaxom, quand même ! Non, son tic à la joue avait cessé.

— J’ai raison, grasseya Robinton, pointant un index accusateur sur le Seigneur Régent. Et vous le savez, Lytol. Pour être précis, il s’agit du dernier pressage, car le vin est joliment fruité. De plus, il appartient à la même cuvée que le premier chargement que vous avez soutiré au Seigneur Raid pour l’expédier à Benden, faisant valoir le Sang ruathien de Lessa.

Il modifia sa voix pour imiter le baryton grave de Lytol.

— « La Dame du Weyr de Pern doit boire du vin de Benden quand elle viendra en visite dans son ancien Fort. » N’ai-je pas raison, Lytol ?

— Vous avez raison sur toute la ligne, reconnut Lytol avec ce qui ressemblait étrangement à un gloussement. En matière de vin, Maître Harpiste, vous êtes infaillible !

— Quel soulagement ! dit F’lar, avec une tape amicale sur l’épaule du Harpiste. Je n’aurais pas supporté que vous perdiez votre réputation, Robinton.

— C’est le vin qui convient pour fêter cet événement. Je bois à la santé de Jaxom, jeune Seigneur du Fort de Ruatha et fier Maître de Ruth.

Ces paroles, Robinton le savait, équivalaient à introduire un dragon dans la basse-cour des wherries, mais rien ne servait de se dissimuler que Jaxom, bien que Seigneur désigné de Ruatha, était aussi, et incontestablement, un chevalier-dragon. Le Seigneur Sangel s’éclaircit brusquement la voix et répondit au toast. Lessa fronça les sourcils, indiquant par là qu’elle aurait préféré entendre ces paroles dans une autre bouche. Puis, après s’être raclé la gorge une seconde fois, Sangel entra dans le vif du sujet comme Robinton l’espérait.

— À ce propos, il faudrait déterminer dans quelle mesure le jeune Jaxom sera autorisé à être chevalier-dragon. Lors de son Éclosion, dit-il, agitant la main dans la direction approximative des écuries, on m’avait laissé entendre que cette petite créature ne survivrait pas. C’est la seule raison pour laquelle je n’ai pas protesté à l’époque.

— Nous ne vous avons pas abusé intentionnellement, Seigneur Sangel, commença Lessa avec humeur.

— Il n’y aura aucun problème, Sangel, dit F’lar, diplomate. Nous ne manquons pas de grands dragons au Weyr. Il ne sera donc pas obligé de participer aux batailles.

— Et nous ne manquons pas de jeunes gens compétents des Lignées pour le remplacer au Fort, dit Sangel, avançant le menton d’un air belliqueux.

Faites confiance au vieux Sangel pour entrer immédiatement dans le vif du sujet, pensa Robinton avec reconnaissance.

— Mais aucun de la Lignée de Ruatha, dit Lessa, ses yeux gris lançant des éclairs. Quand je suis devenue Dame du Weyr, j’ai cédé mes droits héréditaires sur ce Fort au seul mâle survivant ayant du Sang de Ruatha dans les veines ! Moi vivante, ni Ruatha ni un autre Fort de Pern ne seront l’enjeu de ces duels entre fils cadets qui ensanglanteraient toute la planète. Jaxom reste le Seigneur-désigné de Ruatha ; il ne sera jamais un chevalier-dragon combattant.

— Je voulais seulement éclaircir la situation, dit Sangel, s’écartant pour éviter le regard glacial de Lessa. Mais vous devez convenir, Dame du Weyr, que chevaucher un dragon, ne serait-ce que rarement, est une activité dangereuse. Vous connaissez l’histoire de cet aspirant des Hautes Terres…

— L’entraînement sera constamment surveillé, promit F’lar, avec un regard d’avertissement à N’ton. Il ne volera jamais pour combattre les Fils. Le danger serait trop grand.

— Jaxom est prudent par nature, dit Lytol, se joignant au débat. Et j’ai veillé à ce qu’il ait conscience de ses responsabilités.

Robinton vit N’ton faire la grimace.

— Trop prudent, N’ton ? demanda F’lar, qui avait remarqué la réaction de N’ton.

— Peut-être, répliqua N’ton avec tact, s’excusant auprès de Lytol d’un hochement de tête. Inhibé serait peut-être plus juste. Sans vous offenser, Lytol, j’ai remarqué aujourd’hui que ce garçon se trouve… isolé des autres. La présence de son dragon explique en partie la situation, j’en suis sûr. Et comme les autres garçons de son âge n’ont pas été autorisés à conférer l’Empreinte à des lézards de feu, ils n’ont aucune idée de ses problèmes.

— Dorse a recommencé à le harceler ? demanda Lytol, considérant N’ton en se mordillant la lèvre.

— Vous n’ignorez donc pas la situation ? N’ton avait l’air soulagé.

— Certainement pas. C’est l’une des raisons, F’lar, pour lesquelles je vous ai personnellement poussé à le laisser voler. Il pourra ainsi se rendre en visite dans les Forts où se trouvent des garçons de son rang et de son âge.

— Mais vous n’avez pas ici de jeunes gens en tutelle ? s’écria Lessa, regardant autour d’elle s’il n’y avait pas quelques jeunes nobles qui auraient échappé à son attention.

— J’avais prévu pour lui un séjour d’une demi-Révolution dans un autre Fort quand il a conféré l’Empreinte à Ruth, dit Lytol avec un geste d’impuissance.

— Je ne pense pas qu’il doive quitter Ruatha, dit Lessa, fronçant les sourcils, car il est le dernier de la Lignée…

— Moi non plus, dit Lytol, mais les échanges de jeunes gens doivent toujours être réciproques…

— Pas du tout, dit le Seigneur Groghe, lui donnant une tape amicale sur l’épaule. En fait, c’est une bénédiction de ne pas avoir à rendre la politesse. J’ai un garçon de l’âge de Jaxom qui doit partir en tutelle dans un Fort. Quel soulagement de ne pas avoir à prendre un autre jeune en échange ! Quand je vois ce que vous avez fait pour remonter le Fort de Ruatha et lui rendre sa prospérité, Lytol, je me dis qu’il apprendrait à gouverner comme il faut. Enfin, s’il y a quelque chose à gouverner quand il atteindra sa majorité.

— C’est un autre point que j’aimerais aborder, dit le Seigneur Sangel, s’approchant de F’lar tout en quêtant du regard l’approbation de Groghe. Qu’allons-nous faire, nous autres Seigneurs ?

— Qu’allez-vous faire ? répéta F’lar, perplexe.

— De leurs cadets, intervint doucement Robinton, pour lesquels il ne reste plus de Forts à gouverner à Boll Sud, Fort, Ista et Igen – pour ne citer que les Seigneurs pères de nombreux fils pleins d’espoirs et d’ambitions.

— Le Continent Méridional. F’lar, quand pourrons-nous ouvrir le Continent Méridional à la colonisation ? demanda Groghe. Ce Toric, qui est resté au Fort Méridional, peut-être pourrait-il utiliser un ou deux jeunes garçons solides, actifs, énergiques et ambitieux, ou même trois ?

— Les Anciens occupent le Continent Méridional, dit Lessa d’un ton sévère. Ils ne peuvent nuire à personne, puisque la terre est protégée par les larves.

— Je n’avais pas oublié où se trouvent les Anciens, Dame du Weyr, remarqua Groghe en haussant les sourcils. C’est l’idéal pour eux, ils ne nous gênent pas, ils font ce qu’ils veulent sans faire souffrir les braves gens.

Il y avait dans ces paroles une louable absence d’acrimonie, compte tenu de la façon dont le Fort de Fort avait souffert de l’irresponsabilité de T’ron.

— Mais le Continent Méridional est très étendu, et de plus, protégé par les larves, de sorte qu’il importe peu que les Anciens volent ou non contre les Fils ; il est à l’abri de tous dommages importants.

— Êtes-vous jamais resté dehors pendant une Chute de Fils ? demanda F’lar au Seigneur Groghe.

— Moi ? Non ! Je ne suis pas fou ! Pas avec ces bandes de jeunes qui veulent se battre dès qu’on leur jette le gant… Ils n’utilisent que leurs poings, car je veille à ce que toutes les armes soient émoussées, mais ils font un bruit à me faire fuir dans l’Interstice Oh, je comprends votre point de vue, Chef du Weyr, ajouta sombrement Groghe, tambourinant des doigts sur sa large ceinture. Oui, la situation est difficile, n’est-ce pas ? Nous ne sommes pas faits pour vivre sans Forts, n’est-ce pas ? Toric n’a-t-il pas l’intention d’agrandir le sien ? Car il faut faire quelque chose pour tous ces jeunes des Lignées. Et je ne parle pas uniquement pour mon Fort, n’est-ce pas, Sangel ?

— Puis-je me permettre une suggestion ? intervint vivement Robinton, qui voyait F’lar hésiter.

Avec empressement, le Chef du Weyr de Benden lui fit signe de continuer.

— Eh bien, il y a une demi-Révolution, Benelek, le cinquième fils du Seigneur Groghe, eut une idée pour améliorer un instrument oratoire. Le Forgeron du Fort lui conseilla d’en parler à Fandarel, qui fut en effet intéressé. Le jeune Benelek est donc allé à Telgar où il a reçu un enseignement spécial, avec un autre fils des Hautes Terres qui avait des dispositions pour la mécanique. Bref, il y a maintenant huit fils de Seigneurs à l’Atelier des Forgerons, et trois garçons des autres Ateliers qui apprennent l’art de la forge.

— Où voulez-vous en venir, Robinton ?

— L’oisiveté est la mère de tous les vices. J’aimerais voir naître un groupe de jeunes gens, recrutés dans tous les Ateliers et les Forts, pour échanger des idées et non plus des insultes.

Groghe poussa un grognement.

— Ils veulent des terres à mettre en valeur, pas des idées. Alors, le Continent Méridional ?

— Cette proposition mérite un examen approfondi, fit diplomatiquement Robinton. Les Anciens ne vivront pas éternellement.

— En vérité, Seigneur Groghe, nous ne sommes absolument pas opposés à la création de Forts sur le Continent Méridional, dit F’lar. Simplement…

— Il faut choisir le moment, dit Lessa en le voyant hésiter.

Ses yeux brillaient curieusement, et le Harpiste en conclut qu’elle avait d’autres tours dans son sac.

— Nous n’allons pas attendre jusqu’à la fin de ce Passage, j’espère ? dit Sangel avec humeur.

— Non, seulement jusqu’à ce que nous n’ayons plus à violer notre parole, dit F’lar. Si vous réfléchissez au passé, vous savez que les Weyrs ont accepté d’explorer le Continent Méridional…

— Les Weyrs ont accepté de nous débarrasser des Fils et aussi de l’Étoile Rouge, dit Sangel, tout à fait irrité maintenant.

— Canth, et F’nor ici présent, portent encore les cicatrices infligées par l’Étoile, lui rappela Lessa indignée.

— Je ne voulais pas vous offenser, marmonna Sangel, incapable de dissimuler sa contrariété.

— Autre raison de former de jeunes esprits à agir différemment, dit Robinton.

Il était enchanté de l’attitude de Sangel. Comme il l’avait rappelé à F’lar et à Lessa, les Seigneurs les plus vieux s’obstinaient à croire que les chevaliers-dragons pourraient, s’ils le voulaient, calciner les Fils à leur source sur l’Étoile Rouge, pour en finir une fois pour toutes avec la menace qui confinait la population dans les Forts. Toutefois, ce rappel lui sembla suffisant et il fit dévier la conversation.

— Maître Arnor, mon archiviste, s’use les yeux à déchiffrer les Archives conservées sur des peaux endommagées. Il se débrouille bien, mais je crois qu’il lui arrive parfois de ne pas comprendre ce qu’il copie, déformant involontairement des mots partiellement effacés. Fandarel m’a également parlé de ce problème. Il est persuadé que certains mystères des Anciennes Archives ne sont que des erreurs de copie. Si donc nous avions des copistes connaissant à fond leur discipline…

— J’aimerais que Jaxom l’apprenne, dit Lytol.

— J’espérais vous entendre parler ainsi.

— Ne revenez pas sur votre offre de prendre mon fils, Lytol, dit Groghe.

— Eh bien, si Jaxom…

— Je ne vois aucune raison de ne pas appliquer ces deux solutions en même temps, dit Robinton. Nous ferons venir des jeunes gens de son âge et de son rang dans ce Fort, où Jaxom doit apprendre à gouverner, mais il peut aussi apprendre d’autres disciplines avec des jeunes de rangs et de milieux différents.

— Après la famine, un festin ? dit N’ton, si bas que seuls Robinton et Menolly l’entendirent. Et, puisqu’on parle de festin, voilà notre invité d’honneur !

Jaxom s’arrêta sur le seuil, hésitant, rappelant suffisamment à lui ses bonnes manières pour saluer l’assistance de la tête.

— Ruth est bien installé, Jaxom ? demanda Lessa avec douceur, faisant signe au jeune homme d’approcher.

— Oui, Lessa.

— Pendant ce temps, nous avons pris quelques décisions, mon cousin, poursuivit-elle, souriant de son air craintif.

— Vous connaissez mon fils, Horon, n’est-ce pas ? Il a à peu près votre âge ? demanda Groghe.

Jaxom fit « oui » de la tête, stupéfait.

— Eh bien, il va venir ici en qualité de pupille pour vous tenir compagnie.

— Et peut-être quelques autres également, dit Lessa. Cela vous plairait-il ?

Les yeux de Jaxom s’agrandirent. Incrédule, il regarda Lessa, puis Groghe, enfin son regard s’arrêta sur Lytol jusqu’à ce que celui-ci eût confirmé la nouvelle d’un signe de tête solennel.

— Et quand Ruth saura bien voler, que diriez-vous de venir à mon Atelier pour apprendre ce que Lytol ne peut pas vous enseigner ? demanda Robinton.

De nouveau, Jaxom regarda son tuteur.

— Oh, vous me permettrez vraiment de faire tout ça ? dit-il avec une joie sans mélange.